Série de balados Les Voix du terrain
Les Voix du terrain
Bienvenue aux Voix du terrain, une série de balados produite par le Centre de collaboration nationale de la santé autochtone (CCNSA). Le CCNSA met l’accent sur la recherche innovante et les initiatives communautaires visant à promouvoir la santé et le bien-être des Premières Nations, des Inuits et des Métis au Canada.
Épisode 36 – Direction Sud : la dépendance excessive à l’égard du transport médical et ses répercussions sur la santé et le bien-être des Inuits
Description
Dans cet épisode, l’animatrice Aluki Kotierk parle avec Richard Budgell, Ph. D., un Inuk du Labrador occupant le poste de professeur adjoint au Département de médecine de famille de l’Université McGill, et avec Siksik, Melodie Sammurtok-Lavallee, une Inuk de la région de Kivalliq, au Nunavut, survivante d’un cancer du sein. Ils discutent du fait que les Inuits sont souvent transportés dans des villes du sud du Canada pour recevoir des soins de santé et décrivent les répercussions de cette pratique de longue date sur leur santé et leur bien-être, sur ceux de leurs familles et sur ceux d’individus et de communautés à travers l’Inuit Nunangat. Ces répercussions peuvent prendre la forme de diagnostics et de traitements retardés ou erronés, d’une mauvaise santé mentale occasionnée par l’isolement, d’expériences de racisme ou de soins non adaptés sur le plan culturel, en plus d’avoir un « impact vaste et profond » sur la qualité de vie en raison de la séparation prolongée de membres de la famille.
Aluki Kotierk et ses invités présentent aussi des moyens de réduire la dépendance excessive à l’égard du transport médical et les conséquences de celle-ci sur la santé des Inuits. Ils proposent par exemple d’investir pour améliorer les déterminants sociaux de la santé, les ressources et l’équipement destinés aux centres régionaux du Nord, de tirer avantage des communications numériques et d’accroître le partage de connaissances sur les besoins particuliers des Inuits dans les établissements de soins de santé du Sud.
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Biographies
Aluki Kotierk a été assermentée en tant que huitième présidente de la société Nunavut Tunngavik Incorporated le 13 décembre 2016. Pendant sa campagne, Mme Kotierk a mis l’accent sur l’autonomisation, la langue et la culture inuites, la guérison collective et l’identité inuite.
Née à Igloolik et aînée d’une famille de sept enfants, elle a grandi dans un foyer biculturel et vit maintenant à Iqaluit avec sa famille. Après avoir obtenu un baccalauréat et une maîtrise à l’Université Trent, Mme Kotierk a travaillé pour diverses organisations inuites, notamment Pauktuutit Inuit Women of Canada, Inuit Tapirisat of Canada (aujourd’hui Inuit Tapiriit Kanatami) et Nunavut Sivuniksavut.
Elle est retournée au Nunavut où elle a occupé plusieurs postes de direction au sein du gouvernement du Nunavut et du Bureau du Commissaire aux langues dont son dernier poste chez NTI, soit celui de directrice du service de l’emploi et de la formation des Inuits. Passionnée par l’autonomisation et l’amélioration de la vie des Inuits, Mme Kotierk s’intéresse vivement à la manière dont la culture et la langue inuites peuvent être mieux intégrées dans la prestation des services et l’exécution des programmes.
Siksik, Melodie Sammurtok-Lavallee est une Inuk de la région de Kivalliq, au Nunavut. Elle a travaillé à l’échelle nationale et internationale dans le domaine de la promotion et de la revitalisation de la langue inuite et milite pour la réappropriation par les Inuits de leur histoire et de leur culture. Siksik est une survivante du cancer du sein, une mère et une épouse.
Richard Budgell a été nommé professeur adjoint au Département de médecine de famille en 2020. Inuk du Labrador, il donne des conférences, écrit et effectue des recherches sur la santé des Inuits. Il a commencé à donner un cours universitaire sur la santé des Inuits en 2022, cours qu’il a créé et qui constitue le premier en son genre dans une université canadienne. Avant d’intégrer le Département de médecine de famille, il a été fonctionnaire au gouvernement fédéral en santé des Premières Nations et des Inuits et dans d’autres domaines liés aux Autochtones pendant plus de 30 ans. Il a reçu la Médaille du jubilé d’or de la reine Élisabeth II en 2002 pour son rôle exemplaire au sein de la fonction publique en raison de la création du Programme d’aide préscolaire aux Autochtones, un programme de développement de la petite enfance destiné aux enfants et aux familles des Premières Nations, inuits et métis. Il détient une maîtrise en études canadiennes (concentration autochtone) de l’Université Carleton. Il prend part à divers projets de recherche, notamment sur la sécurité culturelle des Inuits en soins de santé et sur la santé des Inuits en milieu urbain.
Transcription
Aluki Kotierk : Tunngasugissi. Bienvenue aux Voix du terrain, une série de balados produite par le Centre de la collaboration nationale de la santé autochtone (CCNSA). Le CCNSA met l’accent sur la recherche innovante et les initiatives communautaires visant à promouvoir la santé et le bien-être des peuples des Premières Nations, des Inuits et des Métis au Canada.
– Musique –
Aluki Kotierk : Tavvauvusii. Bonjour. Je m’appelle Aluki Kotierk et je suis très heureuse d’annoncer que je serai l’animatrice du balado d’aujourd’hui. Dans cet épisode, il sera question des Inuits et du système de santé. Nous avons l’immense plaisir de parler avec Richard Budgell et Siksik Lavallee. Je vous souhaite à tous les deux la plus cordiale bienvenue. Tunngasuainnugissi.
Richard, permettez-moi de sauter directement dans le vif du sujet. Je vous invite à vous présenter, puis à nous brosser un portrait global des difficultés auxquels les Inuits se heurtent dans le système de santé.
Richard Budgell : Ullaakut. Bonjour, tout le monde. Je suis ravi d’être ici aujourd’hui. Je suis Richard Budgell, un Inuk du Labrador. J’ai grandi dans deux communautés différentes du Labrador. J’ai commencé à travailler pour le gouvernement fédéral il y a plus de 30 ans et y ai fait carrière pendant environ 30 ans. Il y a 5 ans, en 2020, j’ai pris ma retraite du gouvernement pour devenir professeur adjoint à la faculté de médecine familiale de l’Université McGill. J’enseigne la santé des Inuits, sujet dont je parle et sur lequel j’écris. Il s’agit là de mon principal centre d’intérêt.
J’enseigne à des étudiants universitaires, de même qu’à des étudiants en médecine. Je me préoccupe avant tout d’améliorer la nature des soins de santé que reçoivent les Inuits, tant au sein de leurs communautés d’Inuit Nunangat qu’ailleurs... Chaque année, des centaines d’Inuits partent du Nunavik pour se rendre à Montréal, dans le système de santé – la ville dispose d’un vaste système de santé institutionnel. À mon avis, il a énormément de place à l’amélioration quand on voit ce qui se passe dans le système de santé et ce qu’y vivent les Inuits.
Aluki Kotierk : Je vous remercie de vous être présenté. Vous avez dit que les éléments à améliorer sont nombreux. Pourriez-vous mettre en avant quelques-unes des difficultés que rencontrent les Inuits au sein du système de santé?
Richard Budgell : Je pense qu’une des principales difficultés réside, pour les Inuits, dans le nombre important de situations où ils doivent recourir au transport médical pour avoir accès à des soins de santé puisqu’ils ne sont pas en mesure de les obtenir au sein de leurs communautés ni, souvent, dans leur propre région du Nord. Ils doivent alors être transportés dans le Sud. J’ai d’ailleurs pris connaissance de quelques chiffres, hier, parus dans Nunatsiaq News. Le gouvernement du Nunavut s’attend à ce que le coût du transport médical des patients s’élève à 236 millions de dollars en 2025-2026. Nous savons qu’au Nunavut, les distances entre les communautés sont énormes. Il en va de même au Nunavik et, dans une moindre mesure, au Labrador et dans la région d’Inuvialuit.
Mais j’ai tendance à dire que l’argent dépensé dans le transport médical ne va nulle part ailleurs. Il n’est donc pas investi dans l’amélioration du système. Il sert à mettre des personnes dans des avions et à les transporter habituellement à des endroits du sud du Canada où elles auront accès à des soins de santé. J’ai affirmé, dans certains articles que j’ai rédigés, que cette pratique remonte, je crois, à un précédent établi au début des années 1930 et 1940, lorsque le transport médical a été instauré pour le traitement de la tuberculose. Il était d’ailleurs initialement assuré par bateau, non par avion. Mon raisonnement consiste toutefois à dire que c’est ainsi qu’est née la dépendance à l’égard du transport au lieu de la prestation de soins locaux. Et comme le transport médical engloutit d’importantes ressources, il réduit inévitablement celles qui iraient ailleurs, pour améliorer le système et les soins de santé locaux.
Aluki Kotierk : Merci pour cette mise en contexte. Je me demande si vous pourriez approfondir davantage ce que serait, à votre avis, la nature des améliorations à apporter au système en matière de soins locaux. Qu’est-ce qui devrait changer pour que vous sachiez que vous obtenez de meilleurs soins de santé?
Richard Budgell : Eh bien, il existe un certain nombre de moyens d’assurer un plus grand accès à des soins locaux. L’un de ceux en cours de mise en place dans le système de santé est le renforcement de la capacité à communiquer par voie numérique. Le fait de pouvoir utiliser des outils et de l’équipement qui communiquent par voie numérique avec des établissements dans le Sud au lieu de devoir transporter des personnes, est donc une amélioration. Je ne sais pas si nous exploitons pleinement l’avantage que cela procure dans tous les systèmes de santé que les Inuits fréquentent dans l’Inuit Nunangat. Je pense que nous pourrions faire mieux sur ce plan.
Je constate certains signes encourageants, mais aussi une augmentation constante des dépenses en transport médical. Maintenant que nous savons que les frais des compagnies aériennes ont augmenté ces dernières années – une augmentation par ailleurs naturelle – mais ce n’est pas clair dans mon esprit – transportons-nous en fait beaucoup plus de patients? Cela m’indiquerait que le changement s’effectue dans le mauvais sens.
Je crois qu’un des facteurs concernant les Inuits, comme pour un grand nombre d’autres personnes, réside dans ce qu’on appelle parfois des déterminants sociaux de la santé. Je me demande donc si nous regardons d’assez près... si nous prêtons suffisamment attention aux facteurs qui influent sur la santé des gens. Est-ce que, par exemple, les personnes ont un logement décent? Est-ce qu’elles ont accès à de bons aliments, ce qui comprend, pour les Inuits, l’accès à de bons aliments traditionnels provenant d’animaux, de poissons et de baies qui se trouvent dans nos régions? Les personnes sont-elles capables de tirer avantage de ce qui est à leur disposition sur place? Je crois que dans le cas de bien des gens et d’un grand nombre de familles, tout cela devient plutôt difficile en raison des coûts liés à l’utilisation des bateaux ou des motoneiges qui leur permettent de récolter de grandes quantités d’aliments locaux. C’est pourquoi je préconise que nous envisagions la santé de manière plus globale, ainsi que par des moyens fondés sur les valeurs inuites, au lieu d’adopter presque automatiquement, dans certains cas, le réflexe de dire « bon, vous êtes malade ou blessé, alors nous allons vous transporter par avion ». Je sais que les personnes œuvrant dans le système de santé ne pensent pas toutes de cette manière, mais il semble que ce soit l’aboutissement très fréquent de la sorte de traitement auquel les Inuits ont droit dans les systèmes de santé.
Aluki Kotierk : Merci beaucoup de nous avoir brossé un vaste portrait de la situation des Inuits et de leur mode d’accès à des soins de santé.
Siksik : je me tourne maintenant vers vous et vous invite, vous aussi, à vous présenter avant de nous faire part de votre parcours dans le système de santé dans le cadre de votre lutte contre un cancer du sein à un stade avancé.
Siksik, Melodie Sammurtok-Lavallee : Qujannamiik Aluki. Mon nom complet est Siksik, Melodie Sammurtok-Lavallee. Je suis une Inuk originaire de la Kivalliq Region du Nunavut, même si j’ai passé la plus grande partie de mon enfance à Iqaluit, qui se trouve aussi au Nunavut. Je considère ces deux endroits comme étant mes villes natales. Mes parents sont originaires du Nunavut, de Qamani'tuaq et d’Iglulugaarjuk, plus précisément, et leurs parents viennent d’Igloolik et de la région de Netsilik, ce qui fait que j’ai des liens familiaux dans tout le Nunavut. Je souligne ce point parce que si j’avais été en mesure de recevoir des soins médicaux dans ma région, les réseaux de soutien qui se seraient formés naturellement grâce à ma famille auraient rendu tout le processus beaucoup plus simple. Dans ma situation, comme mon conjoint et moi vivions déjà dans le Sud avec notre fille en raison de la crise du logement au Nunavut, j’ai commencé mon traitement alors que j’étais déjà dans le Sud.
Mais l’isolement s’installe tout naturellement lorsque vous êtes sous traitement, parce que votre vie change : vous ne sortez plus pour socialiser; vous n’allez plus travailler; vous ne parlez plus aussi souvent à d’autres personnes et n’en voyez pas beaucoup. La distance qui me séparait de ma famille m’est apparue encore plus évidente durant le traitement. Et cela fait naître en moi cette émotion qui m’est difficile à exprimer, si ce n’est qu’en disant que je me sentais très seule. Une sorte de solitude extrême.
Mon père est un survivant du cancer. Il l’est depuis 23 ans, mais il a lutté contre un cancer du côlon pendant de nombreuses années et a dû être envoyé à Winnipeg pour son traitement. Il a reçu son premier diagnostic à la fin de la quarantaine. J’étais encore très jeune, à cette époque, et ne réalisais pas à quel point il devait être effrayé et seul tout au long de son traitement – faire constamment des navettes entre Rankin Inlet et Winnipeg tous les six mois, sans savoir s’il verrait grandir ses enfants jusqu’à l’âge adulte. Je vais arrêter ma présentation sur ces mots.
Aluki Kotierk : Merci de nous avoir fait part de vos expériences, Siksik. Je me demande si vous pourriez nous dire comment, de votre point de vue, le système de soins de santé pourrait être amélioré pour mieux répondre aux besoins des Inuits.
Siksik, Melodie Sammurtok-Lavallee : Je crois qu’il s’agit d’un problème ayant différentes couches. Dans un premier temps, je suis d’accord avec les propos de Richard. Nous avons besoin d’avoir un meilleur accès à des soins de santé au sein de nos communautés et, si ce n’est pas dans chacune d’elles, il faudrait au moins que nos centres régionaux soient mieux équipés. Ce n’est pas pour tous les soins – il y a par exemple ce qu’ils appellent les cellules de soins en chimiothérapie, des endroits où les personnes peuvent recevoir la chimiothérapie dont elles ont besoin chaque semaine. Je ne m’attends pas à ce que chaque communauté dispose de ce genre de cellule, mais qu’une seule d’entre elles en ait une ferait une différence.
Lorsque vous recevez une chimiothérapie, que vous avez un diagnostic de cancer et que vous vivez dans une communauté inuite, vous savez que vous serez transporté dans un quelconque centre au Sud qui se trouve le plus près de la communauté. À ce moment-là, vous serez loin de votre famille, en plus d’être absent du quotidien de vos enfants, par exemple. Cela change vraiment votre façon d’apprécier la vie. Pour ma part, disons que quand je travaillais encore, avant de recevoir mon diagnostic, et que je devais partir pour le travail, je savais par exemple que ma fille me manquerait. Mais quand j’ai reçu mon diagnostic, j’ai réalisé que non seulement son enfance était affectée, mais que ma qualité de mère l’était aussi. Je manquais, non par choix, de très grands épisodes de sa vie parce que j’étais trop malade pour être présente ou qu’elle avait trop peur de me voir. Parfois, elle était malade et devait rester loin de moi.
Lorsque vous êtes à la maison, entourée de votre famille pendant que vous traversez une épreuve comme celle-là, vous n’avez pas seulement de la compagnie. Il s’agit d’un mode de guérison holistique, parce que vous avez près de vous des personnes qui savent en quoi consiste cette lutte et qui l’ont vécue depuis nos grands-parents et nos arrière-grands-parents, dans cette période où ils ont été envoyés dans des sanatoriums pour traiter la tuberculose.
En ce qui concerne la façon d’améliorer l’accès dans le Sud : je ne sais pas comment donner une réponse complète à cette question, si ce n’est qu’en disant que les prestataires de soins de santé du Sud doivent avoir davantage de connaissances concernant les besoins et les expériences des Inuits, des Premières Nations et des Métis du Canada. Parce qu’il aura fallu trois ans avant que j’obtienne mon diagnostic. Je savais depuis 2021 que j’avais un cancer du sein. Mais je n’arrivais pas à être prise au sérieux lorsque je parlais de mes symptômes, alors pendant trois ans, elle est devenue de plus en plus grosse – la tumeur, je veux dire. Jusqu’au point où il est devenu impossible de nier que quelque chose n’allait pas, quelque chose allait vraiment de travers dans mon corps. Je commençais à montrer des symptômes d’une maladie très grave à un stade avancé et, à ce moment-là, ils ont dû investiguer. Mais j’ai dû plaider ma cause pendant trois ans pour arriver à cette étape. Et maintenant, j’ai 40 ans et suis atteinte d’un cancer du sein à un stade avancé. Je dois composer avec le fait que je pourrais ne jamais atteindre mon 50e anniversaire. Je crois sincèrement que je le dois à la discrimination que j’ai dû subir dans le Sud.
Aluki Kotierk : Merci, Siksik, de partager avec nous cette expérience très personnelle.
Richard, je me demande si vous avez d’autres réflexions à formuler après avoir entendu l’expérience de Siksik.
Richard Budgell : Siksik, vous me voyez tellement désolé d’entendre que vous avez eu autant de difficultés. Je crois que cette situation est malheureusement le lot plutôt commun des Inuits dans le système. Il s’agit bien sûr de formes de racisme ou de discrimination systémiques dont les Inuits, les Premières Nations et d’autres personnes sont la cible. Je veux dire que cela ne convient pas, que c’est fondamentalement inacceptable. Je pense et j’espère qu’à mesure que nous disposerons de plus de soins offerts à l’échelle locale, nous pourrons arriver à améliorer la nature des soins prodigués.
Cela dépend aussi, cependant, des personnes chargées de la prestation des soins, et des connaissances qu’ont les prestataires de soins de santé et les professionnels de la santé lorsqu’ils interagissent avec des Inuits. Et je présume, d’après ce que je sais être le cas dans tout l’Inuit Nunangat, que la majorité des professionnels de la santé sont des qallunaat – certains ont plus de connaissances, de vécu et d’humilité culturelle, ce que d’autres n’ont pas nécessairement. Ce point doit être amélioré à l’échelle du système. Je travaille dans une faculté de médecine, et les cours que je donne aux étudiants en médecine et aux étudiants universitaires portaient sur la santé des Inuits. À ma connaissance, ces enseignements ne sont pas très répandus à travers le Canada, je veux dire le fait que des étudiants en médecine et d’autres catégories de professionnels en formation aient accès à ce genre de connaissances, ce qui est à mon avis très déplorable.
Il s’agit d’une situation systémique qu’il faut aussi changer, de sorte que les interactions entre des Inuits malades ou blessés et les professionnels de la santé œuvrant dans le système, où qu’ils exercent – que ce soit dans de grands établissements à Montréal, à Ottawa, à Winnipeg ou à Edmonton – nous voulons nous assurer dans toute la mesure du possible que ces professionnels traitent ces personnes de manière juste et appropriée, et nous prônons cette pratique. Je pense que dans bien des cas, les personnes reçoivent un bon traitement et rencontrent de bons professionnels, mais parfois, c’est le contraire. Il existe des centaines de témoignages d’Inuits ayant vécu de mauvaises expériences dans le système de santé, qui n’ont rien à voir avec leur maladie ou leur blessure. Il est seulement question de la nature du traitement qui n’était pas approprié ou carrément mauvais. On peut faire mieux sur ce point, selon moi.
Aluki Kotierk : Merci, Richard. Siksik, je me demande si vous avez d’autres réflexions dont vous voudriez nous faire part.
Siksik, Melodie Sammurtok-Lavallee : Je crois qu’il y a vraiment une possibilité, en ce moment. Tellement de changements se mettent en place au Canada. L’atmosphère politique change partout dans le monde, mais ici, au Canada, ces changements deviennent franchement de plus en plus tangibles. À mon avis, c’est l’occasion d’avoir une conversation, et les responsables politiques qui travaillent de près dans la région de l’Arctique, avec les Inuits et leurs communautés, de même qu’auprès des communautés extérieures d’Inuits, prêteront l’oreille aux moyens d’améliorer les soins de santé. Nos organisations et nos gouvernements inuits, présents dans quatre régions de l’Inuit Nunangat, seront possiblement ceux interpellés et en mesure de soulever ces questions.
Les Inuits atteints d’un cancer, les survivants d’un cancer ou ceux soutenant des membres de leur famille luttant contre le cancer ne sont pas les seuls touchés; ces questions affectent même nos Aînés qu’il faut envoyer dans le Sud pour y vivre leurs derniers jours parce qu’il n’existe pas de foyer pour eux, par exemple, et aucun établissement de ce genre au Nunavut pour le moment. Alors, dans cette conversation, je n’ai pas l’impression et je ne peux pas affirmer que cette question a été explorée, mais je sais qu’elle a été soulevée et que les leaders inuits en ont parlé avec les responsables politiques. Je sais que j’ai dit qu’il existe un besoin, mais à mon avis, il n’est pas comblé assez vite. Je me souviens que cette conversation a eu lieu avant 1999, avant que le Nunavut devienne un territoire à part entière. Et maintenant, 26 ans plus tard, je suis parmi ceux qui ont fait l’expérience de ce dont j’entendais parler en 1999. Ce n’est pas que le besoin n’existe pas; les responsables politiques le savent pertinemment. Cela se résume à deux choses : je crois que cela découle du racisme systémique, comme le soulignait Richard, et de l’argent, c’est-à-dire de la volonté d’investir dans ce secteur. Je vous redonne la parole, Aluki.
Aluki Kotierk : Merci! Selon moi, cette conversation est très importante. À vrai dire, j’ai entendu parler des déplacements pour des soins médicaux, et quand on pense à ce genre de voyage, on songe à la petite communauté et à un Inuk doit être transporté alors même qu’il ne se sent pas bien – franchement, qui veut voyager pendant des heures quand il ne se sent pas bien? C’est donc le début des transports au loin pour traiter une personne dans le système de santé.
Vous avez parlé de l’isolement et de ses répercussions non seulement sur la personne, mais aussi sur sa famille immédiate et étendue. Ces répercussions profondes, générales et vastes me semblent très urgentes. Cette conversation souligne l’urgence de la situation. Je reconnais que les déterminants sociaux de la santé ont un effet et j’en ai entendu parler. Je sais, Richard, que vous avez abordé ce point, et que vous, Siksik, avez fait référence à votre expérience de vie dans le Sud occasionnée par le manque de logement.
Je suppose donc que vous auriez peut-être d’autres réflexions pour clore le sujet, Richard.
Richard Budgell : Eh bien, j’ai écouté Siksik se demander si le système avait fait l’objet de suffisamment d’améliorations. Nous avons vécu une expérience similaire, elle et moi. Mon père a souffert d’un cancer du côlon qui a fini par l’emporter. Il a été amené loin de la communauté de Northwest River où habitait ma mère pour se retrouver à Saint Anthony, dans le nord de Terre-Neuve, qui faisait alors office d’hôpital régional. On parle des années 1990. On l’a envoyé là tout seul – c’était avant le recours généralisé à des accompagnateurs médicaux – pour subir une intervention chirurgicale très sérieuse, une colostomie, qu’il a dû affronter seul. Nous étions au Labrador, à nous demander « comment va-t-il? », « comment son intervention s’est-elle déroulée? », et à nous inquiéter vraiment à propos de son état. Quand il est revenu au Labrador après la chirurgie, il ne s’est en fait jamais vraiment rétabli. Nous avons alors pensé que même en sachant que la chirurgie était nécessaire, le traumatisme occasionné par l’éloignement et le fait d’être confronté à cette épreuve sans soutien se révélaient extrêmement perturbants. Il s’agissait bien sûr d’une expérience typique, dans ce temps-là, pour les personnes aux prises avec ce genre de situation.
Mais on parle des années 1990. Nous sommes maintenant en 2025, et il est difficile d’avoir le sentiment que le système a connu une amélioration profonde. Je suis d’accord avec Siksik. Je crois aussi que l’occasion se présente de faire bouger les choses dans le bon sens et de chercher à vraiment diagnostiquer la question, de déceler les problèmes systémiques au sein du système et d’œuvrer à leur correction. En ce qui a trait au transport pour obtenir des soins médicaux, je le vois presque comme le symptôme, en fait, d’un certain fondement boiteux dans le système, mais qui touche de très nombreux Inuits de chaque région de l’Inuit Nunangat, chaque année. Selon moi, cette question doit être examinée sérieusement, de même que d’autres facettes du mode de fonctionnement du système.
Aluki Kotierk : Merci, Richard. Siksik, je me demande si vous avez toute autre réflexion dont vous voudriez nous faire part.
Siksik, Melodie Sammurtok-Lavallee: : Je tiens d’abord à vous remercier, Aluki, de vous être adressée à moi. Cela fait une énorme différence, lorsque vous souffrez d’une maladie comme la mienne, d’être entouré de personnes qui vous connaissent, qui vous aiment, qui partagent votre espace et qui valident votre expérience. Le sujet du cancer est très difficile à cerner sans l’avoir réellement vécu. Je parle de l’avoir connu, mais ce que je veux dire c’est qu’il faut l’avoir soi-même subi – je parle donc des personnes qui sont très proches de quelqu’un atteint d’un cancer, qui sont leur aide-soignant ou qui ont elles-mêmes été ou sont actuellement en chimiothérapie.
Le cancer est toutefois devenu très fréquent, et j’ai l’impression que de bien des façons, nous sommes devenus presque insensibles devant l’annonce d’un cancer. Ou quand quelqu’un parle d’un cancer à un stade précoce, nous avons tendance à penser qu’il traversera l’épreuve et que le traitement sera facile, entre autres. J’ai aussi remarqué que depuis que j’ai reçu mon diagnostic et que je l’ai annoncé, beaucoup de personnes bien intentionnées vous donnent des conseils ou vous disent quoi faire, qu’elles vous font part de toutes les facettes possibles de leurs expériences du cancer, qu’il s’agisse de celui dont a souffert une grand-mère ou une tante. Mais lorsque vous avez un cancer et que vous luttez, surtout à un si jeune âge, les gens sont enclins à penser que vous passerez au travers, que vous survivrez parce que vous êtes jeune et forte. Mais lorsque le cancer est découvert chez les femmes de moins de 50 ans et plus sûrement chez celles de moins de 40 ans, il a tendance à être très avancé. Beaucoup de jeunes femmes, et même des hommes, luttent contre un cancer du sein – je parle de très jeunes femmes dont je n’aurais pas eu connaissance si je n’avais pas été moi-même dans le système, dans ces groupes de soutien et ces rencontres avec elles. Ce sont ces jeunes femmes et ces hommes de tous les âges, souffrant d’un cancer du sein, qui ne sont pas entendus. Ils sont induits en erreur de bien des manières, par des explications qui leur sont données à propos de ce qui se passe dans leur corps. Ajoutons à cela la couche du statut autochtone et celle d’être Inuit dans une communauté accessible par avion à toutes les couches complexes déjà présentes, et vous rendez le tout encore plus difficile à chaque niveau de recevoir des soins de santé appropriés, à commencer par un bon diagnostic.
Et dans chaque partie de la façon dont vous devez vous défendre, même après la fin du traitement, les séquelles vous collent sans cesse à la peau. Les brumes de la chimiothérapie, par exemple – même si j’ai terminé ma chimiothérapie en juillet dernier, je souffre encore de problèmes de concentration et de mémoire. Cela réduit ma capacité à lire et à faire mon travail, et j’oublie constamment des choses. Mes ongles se cassent sans arrêt, par exemple. Je ne peux plus avoir d’enfants parce qu’on a provoqué chez moi une ménopause médicale. Un traitement contre le cancer vous enlève tant de choses que vous ignorez. Je ne savais rien de tout cela. Je ne savais pas, avant mon diagnostic de cancer, ce qu’est la réalité d’un cancer, ce que doivent traverser les personnes qui vivent avec un cancer.
Et j’ajoute cette autre couche à ce que j’ai dit : les personnes que j’ai rencontrées ici, dans le Sud, qui reçoivent un traitement contre le cancer, ne réalisent pas tout ce que j’ai dû traverser, en tant que femme Inuk, pour obtenir mon diagnostic, puis le traitement, en plus du fait d’être loin de ma famille.
Aluki Kotierk : Merci, Siksik. Je tiens à vous remercier tous les deux pour le temps que vous nous avez généreusement accordé, de même que pour les idées concernant les moyens d’améliorer le système de santé pour mieux répondre aux besoins des Inuits, en nous faisant part de vos expériences personnelles des difficultés qu’il présente. Cette conversation est importante, et je n’ai aucun doute qu’elle se poursuivra. Nous avons entendu parler des améliorations déjà apportées, de la lenteur de leur mise en place, et du caractère plutôt urgent des changements additionnels à apporter afin d’être en mesure de disposer d’un meilleur système de santé.
– Musique –
Aluki Kotierk : Pour écouter plus de balados de cette série, allez aux Voix du terrain sur le site Web du Centre de collaboration nationale de la santé autochtone (CCNSA), à l’adresse ccnsa.ca. La musique de ce balado est l’œuvre de Blue Dot Sessions. Elle est disponible sous une licence Creative Commons. Renseignez-vous à www.sessions.blue. Qujannamiik, merci.