Base de connaissances et Publications

CCNSA

Balado : Les Voix du terrain 25 – Protection de la jeunesse, déterminants sociaux de la santé et réappropriation du pouvoir décisionnel : demandes des Premières Nations du Québec

janvier 2023

Série de balados Les Voix du terrain
Série de balados Les Voix du terrain

Les Voix du terrain

Balado - Les Voix du terrain 25 – Protection de la jeunesse, déterminants sociaux de la santé et réappropriation du pouvoir décisionnel : demandes des Premières Nations du Québec – un chapitre du manuel du CCNSA Introduction to Determinants of First Nations Inuit and Metis People’s Health in Canada

Écoutez sur SoundCloud (en anglais)


Biographies

Commission de la santé et des services sociaux des Premières Nations du Québec et du Labrador (CSSSPNQL) : créée par les chefs de l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador (APNQL) en 1994, la CSSSPNQL est un organisme dédié à la défense des intérêts des Premières Nations du Québec. Elle agit à titre de conseillère technique et de consultante afin de remplir les mandats, de répondre aux besoins émergents et de gérer les priorités que les communautés lui confient. De plus, l’équipe de la CSSSPNQL s’affaire à soutenir et à guider les Premières Nations dans leur cheminement vers l’atteinte d’une plus grande autonomie locale et régionale, en adoptant une approche intégrée et personnalisée.

 

Marjolaine Siouï, une wendat, occupe actuellement le poste de directrice générale de la Commission de la santé et des services sociaux des Premières Nations du Québec et du Labrador (CSSSPNQL). Elle a également assumé les responsabilités de chef des opérations, de coordonnatrice du secteur de la petite enfance et d’agente des communications pour ce même organisme, en plus d’avoir œuvré au sein de divers ministères fédéraux. Après ses études collégiales en administration, elle a entrepris des études en enseignement au niveau préscolaire et primaire, et suivi d’autres cours professionnels dans le domaine de la médecine alternative et dans celui des communications. En 1993, elle fondait sa propre entreprise et, en 2013, elle terminait son programme abrégé de 2e cycle en administration publique. Dans le cadre de ses fonctions actuelles, elle participe à l’établissement des priorités en ce qui a trait à la santé, aux services sociaux, au développement social, à la petite enfance, aux ressources informationnelles et à la recherche, contribuant ainsi à faire progresser et à défendre les intérêts des Premières Nations du Québec.

 

 

Richard Gray est le gestionnaire des services sociaux de la Commission de la santé et des services sociaux des Premières Nations du Québec et du Labrador. À ce poste depuis plus de 10 ans, il a pour principal mandat de soutenir les communautés des Premières Nations afin qu’elles atteignent leurs objectifs en matière de santé, de mieux-être et d’autodétermination. M. Gray, un mi’gmaq de Listuguj, détient un baccalauréat en travail social. Il a assumé le rôle de directeur des services sociaux du gouvernement Mi’gmaq de Listuguj pendant sept ans, en plus de son élection au conseil de bande au sein duquel il a œuvré plusieurs années en tant que négociateur en chef de la communauté dans de nombreux dossiers.

 

 

Transcription

Julie Sutherland : Bienvenue à Les Voix du terrain, une série balado produite par le Centre de la collaboration nationale de la santé autochtone (CCNSA) qui met l’accent sur la recherche innovante et les initiatives communautaires promouvant la santé et le bien-être des peuples des Premières Nations, des Inuits et des Métis au Canada.

En 2022, Canadian Scholars Press a publié le manuel du Centre de collaboration nationale de la santé autochtone rédigé à l’intention des étudiants universitaire, intitulé Introduction to Determinants of First Nations, Inuit, and Métis Peoples’ Health in Canada. Cet ouvrage critique donne une vue d’ensemble sur les déterminants de la santé des peuples autochtones du Canada, tout en s’exerçant à comprendre en quoi l’existence d’une colonialité en soins de santé détermine la santé et le bien-être des membres des Premières Nations, des Inuits et des Métis. Cet ouvrage de facture autochtone, qui renferme la sagesse de leaders, de détenteurs du savoir, d’artistes, d’activistes, de cliniciens, de chercheurs dans le domaine de la santé, d’étudiants et de jeunes des Premières Nations, inuits et métis, présente des indications pratiques et des connaissances appliquées à propos de la lutte contre la colonialité et la transformation des systèmes de santé au Canada.

Je suis Julie Sutherland et j’ai participé à cet ouvrage à titre d’éditrice. Je suis accompagnée aujourd’hui par deux de mes collaborateurs, Marjolaine Siouï et Richard Gray. Marjolaine et Richard travaillent au sein de la Commission de la santé et des services sociaux des Premières Nations du Québec et du Labrador, la CSSSPNQL, un organisme dédié à la défense des intérêts des Premières Nations du Québec.

Marjolaine et Richard font partie de l’équipe d’auteurs, tous employés par la CSSSPNQL; ils ont pris part à la rédaction du chapitre intitulé « Protection de la jeunesse, déterminants sociaux de la santé et réappropriation du pouvoir décisionnel : demandes des Premières Nations du Québec ». Le chapitre se penche sur l’aboutissement possible de déterminants sociaux de la santé en négligence ou en risque important de négligence des enfants des Premières Nations, et souligne les progrès accomplis par les Premières Nations qui réclament leur autonomie, notamment en ce qui a trait aux services à l’enfance et à la famille, dans les efforts qu’ils déploient pour l’autodétermination. Marjolaine, Richard, merci beaucoup de vous joindre à moi aujourd’hui.

Votre chapitre explique que la Déclaration des droits des enfants des Premières Nations précise que les parents ont la responsabilité fondamentale de procurer à leurs enfants un milieu où vivre et s’épanouir en toute sécurité; vous affirmez que pour que les parents s’acquittent de cette responsabilité, leurs communautés doivent être en mesure de prodiguer des services aux jeunes et aux familles qui reposent sur les cultures des Premières Nations. Pourriez-vous nous donner un exemple de programme piloté par les Autochtones, en vigueur au Québec, qui a déjà réussi à aider les parents à satisfaire à cette obligation?

Marjolaine Siouï : Bien sûr! Depuis plusieurs générations, notre peuple insiste sur l’importance de nos traditions et de nos valeurs. Le concept de collectivité au sein de nos sociétés de Premières Nations est inclusif et fait en sorte que chaque personne reçoit un traitement équitable. Ainsi, les connaissances, nos cérémonies, nos enseignements, notre environnement et nos territoires font partie de ces éléments essentiels pour les déterminants qu’il faut prendre en considération lorsque nous aidons des parents et des familles à assumer leur rôle. Je ne vais donc pas vraiment aller dans les détails d’un exemple particulier parce qu’il y en a beaucoup trop. Je pense que chaque communauté est très unique dans sa manière d’approcher ses familles et ses enfants quand il s’agit de les appuyer dans ce rôle. Alors, vous savez, lorsque nous avons adopté la Déclaration, en 2015, on a élaboré un plan de mise en œuvre et, durant son application, nous l’avons réparti en trois composantes distinctes. Disons que quantité de mesures proposées invitaient les chefs et les conseils de l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador à promouvoir une adoption selon les coutumes des Premières Nations, à promouvoir aussi les langues, les valeurs traditionnelles, les pratiques, de même que les traditions des Premières Nations, afin de faire participer les jeunes à la mise en application de la Déclaration.

Il s’agit là de l’objectif que nous visions dès le début, avec l’adoption de la Déclaration. Mais le plan invitait également les communautés à informer les enfants des Premières Nations de leurs droits et de leurs droits concernant leur langue maternelle, ainsi qu’à informer les parents et les autres membres des communautés des droits de leurs enfants, de manière à créer des tables rondes, à créer des cercles de discussion entre enfants, mais aussi avec leurs parents à propos du développement de l’enfant. Il fallait aussi déterminer comment mieux aider les familles et s’approprier cette Déclaration dans le cadre de sa mise en œuvre. Le peuple ressentait vraiment la forte impression que nous devions commencer par instaurer un cercle interne, mais en même temps faire partie de ce mouvement, prendre part à ce changement. À partir de ces réflexions, les communautés ont vraiment été en mesure de tout mettre en place. Nous rejoignons donc l’essence de nos propos de ce matin, vous savez, en ce qui a trait à notre manière de créer ce milieu dans lequel les familles et les enfants se sentent en sécurité. Comment pouvons-nous, en tant que dirigeants, assumer ce rôle consistant à soutenir ces démarches?

Ce que nous avons à faire est réellement un travail collectif. En même temps, un grand nombre de communautés se sont mobilisées et ont organisé des activités en ce sens. Nous observons aussi, lorsque nous parlons de protection de la jeunesse, que certaines communautés ont profité de ce fait pour accroître leurs démarches d’autodétermination et leur leadership en créant des lois et des politiques qui leur sont propres.

Un des plus récents exemples est celui de quatre communautés algonquines, qui se sont regroupées pour mettre sur pied un organisme qui viendra en aide aux communautés à maintenir les enfants au sein de la communauté, dans un environnement sans danger, tout en améliorant nos modes de communication, en préservant les cérémonies ou les langues et nos façons de faire pour les transformer en un tout qui répond à nos besoins, qui reflète nos réalités et qui est aussi unique à chaque communauté.

Julie Sutherland : Merci infiniment. Il est vraiment inspirant d’apprendre qu’il existe de si nombreux exemples de ces initiatives et d’entendre parler de ces collaborations entre les leaders et la communauté, en plus d’une foule de programmes créés et pilotés par les communautés. Comme vous le disiez si justement, chaque communauté est unique, de sorte qu’elle doit, que les connaissances doivent provenir de l’intérieur de chacune d’elles. Je vous remercie d’avoir souligné cet aspect.

Marjolaine Siouï : Je pourrais aussi ajouter qu’en tant qu’organisme régional, la recherche d’actions collectives nous permet de rassembler les peuples. La Déclaration dévoile ainsi une autre facette, la mobilisation, où nous voyons les intervenants et les dirigeants de différentes communautés se réunir à l’intérieur de ce cercle, s’entretenir de ce qui se passe et apprendre les uns des autres. Ils peuvent échanger sur ces questions. Nous avons là encore des situations où des éléments uniques se rassemblent pour former un tout dans lequel ils peuvent agir autrement et se laisser inspirer.

Julie Sutherland: C’est étonnant de constater tout ce que nous pouvons accomplir en nous écoutant les uns les autres, dans le plus grand respect. Merci infiniment.

Dans votre chapitre, vous parlez également de la publication de 2019 intitulée « Portrait de la judiciarisation des Premières Nations au Québec ». Vous y expliquez que le système de justice du gouvernement et ses mécanismes de protection de la jeunesse sont discriminatoires à l’égard des enfants, des adolescents et des familles des Premières Nations, d’une manière qui perpétue les séquelles des pensionnats. Je me demande en fait si vous pourriez nous donner des précisions sur cette question déchirante.

Marjolaine Siouï : Oui. Lorsque vous consultez toutes les études menées ces dernières décennies, vous constatez la surreprésentation de nos Premières Nations devant les tribunaux canadiens à chaque étape du processus pénal. Quand j’ai analysé les données existantes, deux explications me sont venues à l’esprit. La première est évidente lorsque nous regardons la colonisation et l’imposition de lois coloniales, qui constituent l’une des principales raisons pour lesquelles nous vivons, vous savez, cette surreprésentation dans le système de justice. Un des grands facteurs expliquant aussi cette situation, ce sont les pensionnats qui, comme vous le savez, ont influencé de bien des façons la condition de notre peuple et dont les ravages perdurent encore de nos jours. Ces facteurs ont engendré d’énormes problèmes sociaux et économiques au sein de nos communautés de Premières Nations. On sait qu’ils ont par ailleurs perturbé les façons de faire traditionnelles, nos structures de gouvernance, qui étaient autrefois très bien établies. Et il est difficile de trouver un mécanisme permettant de composer avec ces problèmes et avec les séquelles intergénérationnelles de ces pensionnats.

Lorsque le gouvernement fédéral a transféré ces responsabilités aux provinces, nous avons observé le même schéma. Il n’y a qu’à penser à la Loi sur la protection de la jeunesse qui, au moment de sa création, était elle aussi un fruit du système colonial qui nous était imposé. Il s’agit d’une sorte de retour continuel des choses, des mêmes conséquences et des mêmes effets sur nos communautés et nos enfants. Au fil des années, j’ignore combien de ces requêtes et enquêtes publiques seront encore nécessaires pour que le monde comprenne. Avec la CVR, nous avons eu l’enquête sur les femmes et filles autochtones disparues et assassinées. Au Québec, notamment, nous avons eu la Commission Viens, puis celle appelée la Commission Laurent, la Loi sur la protection de la jeunesse. Tellement de recommandations et de rapports montrent les conséquences de ce qui se perpétue et affecte nos familles et nos enfants. Et il existe beaucoup, beaucoup d’études qui indiquent que les enfants pris en charge sont des enfants placés à l’extérieur de leurs communautés, ce qui entraîne des conséquences faisant en sorte que les jeunes auront des problèmes avec le système de justice très tôt dans leur vie. Et nous avons un autre exemple, au moment où les jeunes atteignent l’âge de 18 ans, souvent après avoir été placés à l’extérieur de leurs communautés, ils n’ont pas créé de lien culturel réel avec leurs familles, ni rien qui y ressemble. Les conséquences continuent de se manifester dans le nombre de ces jeunes qui se retrouvent dans le système de justice.

Pour vous donner juste un exemple qui se trouve dans notre rapport, nous constatons que l’âge, l’âge auquel ces situations surviennent, se situe souvent entre 18 et 25 ans. Cela vous montre seulement qu’il faut faire changer les choses, élaborer de nouvelles stratégies qui intéressent davantage notre peuple, d’une manière où nous devons entreprendre des démarches fondées davantage sur la culture, vous savez, pour aider les jeunes à un bas âge, mais pour aider aussi les familles et les intervenants qui travaillent auprès de nos familles. Il est impossible de gérer le problème en se limitant à un programme ou à quoi que ce soit du genre. Il faut que la personne constitue l’axe central. Des démarches par lesquelles nous avons la certitude de travailler autour de l’enfant, autour de la famille, et qui nous permettront de soutenir ce système.

Julie Sutherland : Merci beaucoup d’avoir pris le temps de nous expliquer ce point. Je retiens tristement le fait que l’histoire se répète, avec ses effets dévastateurs. Je vous suis vraiment très reconnaissante d’avoir parlé de quelques-unes de ces enquêtes, de la Commission de vérité et réconciliation de 2015 et, bien sûr, de l’enquête sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. Et je suis frappée de constater que ces rapports font l’objet de plus en plus de publicité et qu’ils sont très connus contrairement, dirons-nous, à la Commission royale sur les peuples autochtones de 1996.

Ce n’est pas une question que je comptais vous poser, mais pourquoi ne pas l’aborder brièvement. Avez-vous l’impression que la connaissance très répandue de ces enquêtes a un effet positif sur la façon dont la population perçoit les effets continus et préjudiciables des pensionnats?

Marjolaine Siouï : Vous savez, je n’ai rien dit à propos de ce qui est arrivé à Joyce Echaquan, ce qui m’amène à notre autre explication concernant les constatations de ce rapport, à propos des préjugés, du racisme et de la discrimination systémique dont les Premières Nations font l’objet. En devenant plus au fait de cette situation, ce sont des éléments que les Premières Nations peuvent avancer, en plus de veiller à ce que le public soit au courant de ces rapports et de ces recommandations. Je sais qu’ici au Québec, l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador a créé un plan d’action, il y a deux ans, pour lutter contre le racisme et la discrimination. Ce plan visait plus à mobiliser la société, tout le monde, autour des raisons de tout cela, mais aussi de la source du racisme et de la discrimination. Ce plan a donc des répercussions positives. Nous espérons bien sûr faire bouger davantage les choses, par exemple dans l’implication auprès du gouvernement provincial ou dans une plus grande consultation. Les différents gouvernements et administrations de tous échelons en font plus, mais il faut mettre en place un processus qui place les Premières Nations au centre de ces discussions et au centre des décisions, parce qu’elles sont concernées. Tout ce que nous observons, depuis l’intérieur du processus, ce sont des liens que nous tissons parce qu’ils se sont rompus quelque part et que nous devons les rétablir.

Oui, il reste beaucoup à faire et la discrimination existe encore sous de nombreuses formes, empruntant de nombreuses voies. Cela ne tient pas seulement au déni par le gouvernement d’une discrimination systémique et de la limitation de la situation au racisme véhiculé par certaines personnes. J’ai une autre interprétation de la situation parce que nous avons des exemples de la présence de cette discrimination dans les systèmes et partout. Le simple fait que ces politiques et ces lois existent encore et qu’elles ne tiennent pas nécessairement compte de ce que disent les Premières Nations à propos des changements qu’il faut apporter. Pour moi, il s’agit d’une forme de discrimination. Nous devons donc vraiment nous attaquer à ce problème et travailler sur de nombreux, très nombreux fronts pour apporter ce changement et être unis. Il existe tellement de caractéristiques qui relient tous les peuples de Premières Nations, inuits et métis de partout au pays. Nous avons donc le pouvoir d’influencer le cours des choses. Nous avons donc le pouvoir de les faire changer. Nous en avons un très bon exemple avec le projet de loi C 92, dans lequel les Premières Nations doivent créer leurs propres lois, créer leurs propres systèmes, de sorte que des éléments soient mis en place pour mieux les servir, en plus de respecter leur autodétermination et leur gouvernance.

Julie Sutherland : Oui. Le fait que les Autochtones devraient prendre eux-mêmes ces décisions paraît si simple et semble pourtant être le fruit d’une lutte constante qui n’a pas de raison d’être.

Je voudrais en savoir plus sur la nature d’un appel relatif à la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis entrée en vigueur le 1er janvier 2020. Pour nos auditeurs, la Loi reconnaît la compétence des Autochtones au chapitre des services à l’enfance et à la famille. Selon ce que j’en comprends, le gouvernement provincial a fait appel de la Loi quelques jours avant son entrée en vigueur. Puis, le 10 février 2022, la Cour d’appel a confirmé la validité de cette Loi, à l’exception de l’article 21 et du paragraphe 22(3) qu’elle a déclaré inconstitutionnels.

Je suis curieuse de savoir en quoi consistait les parties soustraites, les raisons qui ont porté à les juger inconstitutionnelles et si ce jugement vous semble justifié.

Richard Gray : Bonjour, Julie. Permettez-moi de répondre à cette question. Jusqu’à maintenant, travailler avec le Québec en général sur la question de la mise en application du projet de loi C-92 dans la région de Québec n’a pas été de tout repos. Au début, comme vous l’avez mentionné tout à l’heure, le Québec a décidé d’y aller d’une contestation. Vous savez, je me souviens très clairement de cette journée, en ce moment. Trois ministres rencontraient le chef régional de Québec, Marjolaine Siouï et moi-même, et ils nous ont prévenus qu’ils allaient contester le projet de loi C-92 devant la Cour d’appel du Québec.

Julie Sutherland : Et Richard, lorsque vous faites référence au projet de loi C-92, vous parlez bien de la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis. C’est bien cela?. Is that correct?

Richard Gray : Oui, tout à fait. Nous étions donc très déçus d’apprendre la nouvelle annoncée par ces ministres. Et nous savions d’ores et déjà que la mise en application de C-92 dans notre région serait plutôt difficile. Nous n’avions toutefois pas prévu qu’ils iraient réellement jusqu’à faire appel. Alors, nous ne savions pas exactement à quoi nous attendre en nous rendant à cette réunion, et on nous a annoncé cette mauvaise nouvelle. Nous pouvons dire que notre région a eu bien du chemin à faire, avec tout ce processus de la Cour d’appel, et nous croyons que la décision qui en a enfin découlé était unanime de la part des cinq juges, qui ont confirmé la validité de C-92, mais a jugé non constitutionnels l’article 21 et le paragraphe 22(3). Il s’agit d’une décision applicable à la province de Québec. Ces dispositions s’appliqueront tout de même ailleurs au Canada, parce que le jugement de la Cour d’appel du Québec n’est applicable qu’à cette province. Mais le tout ressemble à un château de cartes. Le Québec a décidé de porter cet appel devant la Cour suprême du Canada, et le Canada a fait de même. Parce que, en premier lieu, si la Cour suprême du Canada estime que les droits inhérents ou les droits inhérents génériques que la Cour d’appel a reconnus, de même que C-92 en général sont jugés inconstitutionnels, en quoi consistent les droits inhérents génériques des Premières Nations au chapitre des services à l’enfance et à la famille? Puisque qu’en tant que Premières Nations, nous sommes autodéterminés et autogouvernés depuis des temps immémoriaux, croire ou penser que les Premières Nations n’ont pas pris soin de leurs enfants, pris soin de leurs familles, par tradition – et si ce n’est pas reconnu en tant que droits inhérents génériques de l’article 35, je ne vois vraiment pas ce qu’il reste aux Premières Nations pour aller de l’avant, parce que tout ce qu’il nous reste d’espoir et de confiance réside dans le fait que le gouvernement, le gouvernement fédéral, a pris l’initiative d’affirmer que le droit inhérent générique de l’article 35 existe. Et nous en étions ravis. Nous sommes ravis que la Cour d’appel l’ait confirmé. Mais si la Cour suprême affirme essentiellement que non, ce droit inhérent générique n’existe pas et qu’il faille appliquer le critère établi dans l’arrêt Van der Peet pour prouver notre droit inhérent, cela provoquerait une immense déception.

Alors d’emblée, si nous le pouvons, une fois que nous aurons surmonté cet obstacle et que ce droit inhérent générique, nos droits inhérents génériques seront confirmés au chapitre des services à l’enfance et à la famille, je pense que la vision, l’avenir des Premières Nations n’en sera que meilleur parce que nous aurons au moins des options à proposer à nos communautés, à nos nations sur lesquelles s’appuyer pour créer des lois pour les Premières Nations, par les Premières Nations. Et ces solutions doivent venir des Premières Nations en ce qui concerne la gestion des problèmes que nous éprouvons au sein de nos communautés de Premières Nations. Vous avez parlé tout à l’heure de ces lois coloniales qui nous régissent et avec lesquelles nous devons vivre, et qui entraînent une surreprésentation dans le système de justice, une surreprésentation dans le système de protection de la jeunesse. Nous faisons fondamentalement l’expérience du fait que ces lois coloniales ne sont pas adaptées à nos communautés. Les normes que ces lois imposent à nos communautés ne correspondent pas à nos réalités. Ainsi, des communautés qui exerceraient leurs droits inhérents génériques et créeraient leurs lois apporteraient de bonnes solutions aux communautés des Premières Nations qui permettraient de régler ces questions fondées sur la culture, fondées sur des traditions, sur notre façon de faire les choses, sur notre gouvernance.

J’espère vraiment que la Cour suprême du Canada rendra une décision positive. Nous invoquerons nos arguments les 7 et 8 décembre, tout comme le gouvernement du Québec, le Canada et les quatre provinces intervenantes, de même que les intervenants des Premières Nations qui ont été acceptés. Nous invoquerons évidemment notre appui à la décision de la Cour d’appel du Québec qui confirme la validité et l’existence des droits inhérents génériques.

L’article 21 et le paragraphe 22(3) dont nous avons parlé – l’article 21 dit essentiellement qu’à l’entrée en vigueur d’une loi créée par une communauté, cette loi a la force d’une loi fédérale. La Cour d’appel du Québec a donc invalidé cet article. Le paragraphe 22(3) indique principalement que si votre loi contredit une loi provinciale, votre loi a préséance sur le conflit ou la divergence avec la loi provinciale. La Cour d’appel du Québec a procédé de cette façon parce qu’elle voulait donner de la vitalité aux droits inhérents génériques en tant que troisième compétence, puisque l’article 35 précise que ces droits inhérents génériques sont protégés, de sorte que si vous voulez empiéter sur eux, vous devez satisfaire à ce qu’ils appellent le critère établi dans Sparrow pour prouver vos motifs. La Cour d’appel du Québec a donc emprunté cette voie pour reconnaître l’existence de droits inhérents génériques et, de toute évidence, ces compétences doivent collaborer les unes avec les autres. Mais si les compétences fédérales ou provinciales veulent empiéter sur les droits inhérents génériques, elles doivent satisfaire au critère établi dans Sparrow, un processus qui permet l’empiètement provincial ou fédéral sur ces droits, comme l’a décrit précédemment la Cour suprême. Il s’agit donc essentiellement du processus qu’ils utilisent pour reconnaître et confirmer des droits inhérents génériques. Et ils ne sont pas absolus, de sorte que si les provinces ou le fédéral ont l’impression qu’ils doivent les transgresser, ils doivent répondre à une norme appelée « critère établi dans Sparrow » qui exige un niveau de preuve ou de justification vraiment élevé concernant un empiètement. Les communautés bénéficient de cette protection. Leurs lois ont cette protection. Le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux doivent satisfaire à ce critère très strict s’ils veulent vraiment empiéter sur leurs droits inhérents. Voilà en gros en quoi consistent l’article 21 et le paragraphe 22(3).

Julie Sutherland : Cela nous aide grandement à comprendre. J’allais vous demander l’échéance, mais vous venez de nous l’indiquer. Ce sera pour bientôt, en fait, les 7 et 8 décembre. Et je perçois la frustration et l’espoir dans votre voix. Tout ce que je peux dire pour ces dernières semaines d’attente avant la prise de cette décision, c’est que nous gardons tous les doigts et les orteils croisés... mais il faudra plus que des croisements de doigts et d’orteils pour obtenir le résultat qu’on espère.

Je pense donc que cela nous mène assez joliment à la dernière question du balado d’aujourd’hui, parce qu’elle concerne une action pratique, pas seulement des contorsions de doigts et d’orteils. J’ai lu avec plaisir que malgré ses imperfections, la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis procure un cadre solide pour accroître la gouvernance et qu’elle étend les pouvoirs des Premières Nations et leur capacité à agir conformément à leurs déterminants sociaux de la santé. Et je me demande si, sur le plan pratique, cela signifie que les intervenants qui ont pris part à cette loi doivent se mobiliser et appuyer la nouvelle législation.

Richard Gray : Je le répète. Il est malheureux que le Québec, qui est dans ce cas un intervenant de premier plan, en appelle de nouveau de cette décision devant la Cour suprême du Canada. Nous avons un jugement de la Cour d’appel du Québec qui dit que C-92 s’applique. Il s’agit d’une décision selon une règle de droit. Mais d’un point de vue pratique, sur le terrain, en pensant à leur collaboration, à leur soutien pour faciliter la mise en application de C-92, ce n’est pas facile. Cette constatation nous oblige à surmonter encore bien des difficultés.

Même sur le terrain, avec les communautés de Premières Nations, il règne une grande confusion au sein du ministère du Québec, parce que nous entendons dire par les communautés de Premières Nations que les organismes provinciaux qui ont conclu ces ententes de délégation avec elles veulent aider à soutenir les communautés, mais qu’ils ont les mains liées quant à leur capacité à affirmer définitivement leur soutien et leur volonté d’appliquer C-92 et à trouver des solutions pour l’appliquer, c’est-à-dire à trouver des moyens pour intégrer des normes conformes à cette loi. C’est le problème auquel nous sommes confrontés, jour après jour. Même si les lois provinciales continueront de s’appliquer en matière de protection de la jeunesse jusqu’à ce que la communauté ait créé sa propre loi, nous tentons de trouver des moyens uniques d’aider la communauté à travailler en collaboration avec les intervenants pour faciliter l’application de la loi sur la protection de la jeunesse et, dans un même temps, d’exercer des pressions pour instaurer les normes de C-92. À mon avis, dans notre région, nous avons adopté l’approche préconisée dans C-92 et par le gouvernement fédéral, qui nous aide aussi. Depuis 2009, dans notre région, nous recevons enfin des fonds du gouvernement fédéral pour créer et mettre en place des services de protection ou des services de première ligne. Avant 2009 et 2010, la seule option dont disposaient les communautés de Premières Nations pour accéder aux services sociaux en général, ou à des services à l’enfance et à la famille, consistait à faire appel à la protection de la jeunesse. Vous savez, il s’agissait du seul financement offert par le gouvernement fédéral. Par conséquent, de nombreux cas traités par la protection de la jeunesse n’avaient pas nécessairement besoin de passer par cette voie pour avoir accès à des services. Nous étions donc très heureux que le Tribunal canadien des droits de la personne rende en 2006 une décision disant que le programme des Services à l’enfance et à la famille se révélait discriminatoire, d’après des éléments du financement faisant preuve de discrimination.

Donc, depuis 2009 et 2010, nous avons mis en place des services de prévention dans nos communautés de Premières Nations. Les communautés ont reçu des enveloppes budgétaires fondées sur des volets de cinq ans et ont élaboré des plans d’action qui décrivent la façon dont elles comptent créer ces programmes et services afin de répondre aux besoins de la population. Alors, en principe, vos programmes et services parviennent-ils à éviter que les problèmes deviennent des problèmes de protection de la jeunesse? Les communautés de Premières Nations qui avaient auparavant des ententes de délégation avec des services de protection de la jeunesse ont maintenant, dans leur répertoire de services, des services de prévention qu’elles peuvent utiliser pour travailler avec les familles au lieu d’emprunter la voie de la protection de la jeunesse. Cela a été tout un défi de faire reconnaître au Québec que des services de prévention étaient majeurs et essentiels, pour un certain nombre de raisons. Il pourrait s’agir du fait que les collaborations entre la communauté et l’organisme provincial ne sont pas formidables, mais les temps ont changé du côté du Québec, depuis que la province a quelque peu modifié aussi sa Loi sur la protection de la jeunesse qui reconnaît maintenant les services de prévention et précise que les services de protection doivent collaborer avec eux. Le rapport dont Marjolaine a parlé tout à l’heure, c’est-à-dire celui de la Commission Laurent, avait renforcé ce point. Mais l’importance des services de prévention constituait également un élément sur lequel avait aussi insisté le rapport de la Commission Viens. Par conséquent, quand est arrivé le projet de loi C-92 avec son recours réel, sa promotion véritable des démarches préventives pour éviter que les enfants soient pris en charge, nous avions déjà fait un bout de chemin dans la mise en place et la création de ces services de prévention dans notre région. Nous avions déjà adopté cette approche dans notre région avant le dépôt du projet de loi C-92. L’adoption de cette approche préventive dans C-92 nous enchantait, puisqu’elle était déjà implantée dans notre région.

Tout comme nous étions ravis de constater que les fédéraux s’impliquaient maintenant en tant qu’intervenants pour apporter un plus grand soutien aux services de prévention, en plus de la somme substantielle d’un investissement remis aux communautés de Premières Nations, le 1er avril de cette année. Dans notre région, le financement pour la prévention est trois fois plus élevé qu’avant. Nous en étions très, très heureux. En plus, le gouvernement fédéral reconnaît vraiment l’autogouvernance et l’autodétermination des Premières Nations. Les Premières Nations sont celles qui approuvent leurs plans d’action, et le gouvernement fédéral les passe en revue. Il ne s’occupe aucunement d’approbation et se contente de passer les plans d’action en revue pour s’assurer que les éléments liés au financement répondent aux critères, aux modalités et aux conditions du programme de Services à l’enfance et à la famille. Il s’agit d’un élément intéressant et unique à notre région, le fait que l’approbation de ces plans d’action ne relève pas du gouvernement fédéral. Tout est réalisé par les Premières Nations, pour les Premières Nations, respecte leur autonomie et leur compétence, se conforme à C-92 en ce qui concerne la reconnaissance des pouvoirs des Premières Nations et, vous savez, respecte aussi cette approche, c’est-à-dire le fait que les solutions doivent venir des Premières Nations, pour les Premières Nations. Et nous sommes aux commandes en ce qui concerne la mise en place de ces services de prévention.

Les provinces appuient aussi les communautés de Premières Nations, vous savez, dans leurs lois qui sont maintenant modifiées; et elles constatent par elles-mêmes ce que la Commission Laurent avait souligné dans le régime même du Québec. Elles avaient le témoignage fait devant la Commission Laurent de certains experts chercheurs comme le professeur Nico Trocmé, de l’Université McGill, qui montrait que selon des résultats de recherches de tous les cas soumis à la protection de la jeunesse, 85 % étaient des cas de négligence ou de risque de négligence. Et si vous vous tournez vers des ressources comme des services de prévention, vous observez qu’ils sont faits pour gérer ces types de cas, et ce, avec une relative aisance dès l’apparition du problème, au lieu de recourir à la protection de la jeunesse. C’est à mon avis un témoignage entendu par la Commission Laurent qui aura trouvé un écho.

Nous avons aussi entendu les Services de santé publique du Québec faire la promotion de ces démarches préventives et confirmer qu’elles sont plus efficaces que la protection de la jeunesse pour venir en aide aux enfants et aux familles. C’est dire qu’à mon avis, le Québec a lui aussi entendu le message et a apporté des modifications à ses lois en général pour sa population. Mais vous savez, la province est aussi consciente que ces services de prévention existent maintenant au sein des communautés de Premières Nations et s’est engagée à collaborer avec les Premières Nations jusqu’à ce qu’elles créent leurs propres lois pour mettre en place leurs programmes et services en fonction de ces lois. C’est la situation actuelle à l’échelon fédéral et à l’échelon provincial. Il y a des organismes comme le nôtre et l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador (APNQL) qui viennent en aide aux communautés pour veiller à ce que les gouvernements, fédéral et provincial, respectent l’autonomie de la communauté. Et nous continuerons de défendre les droits des Premières Nations à cet égard.

Julie Sutherland : Merci, Richard. Vous avez commencé par parler de contestation, d’une foule de contestations. Ces propos étaient ahurissants et déchirants. Mais vous êtes ensuite passé à de nombreux propos chargés d’espoir concernant l’écoute du gouvernement fédéral et des différentes provinces, du financement qui arrive et de la mise en place d’encore plus de services de prévention dans les communautés depuis 2010. J’entends donc percer l’espoir, aussi, et je ne saurais trop saluer les efforts inlassables de la CSSSPNQL, dont vous témoignez même ici, en passant une heure en ma compagnie pour la diffusion de ce balado. Nous vous sommes très reconnaissants pour le temps que vous nous avez consacré. Je vous remercie donc, Marjolaine et Richard, d’être venus vous entretenir avec moi aujourd’hui.

Pour écouter d’autres balados de la série « Les Voix du terrain » et découvrir l'ensemble des balados du CCNSA, consultez la section des balados sur le site Web du Centre de collaboration nationale de la santé autochtone à ccnsa.ca. La musique de ce balado est l’œuvre de Blue Dot Sessions. Il s’agit d’une œuvre en usage partagé, utilisée sous licence Creative Commons. Pour en apprendre davantage, consultez le www.sessions.blue (lien en anglais).

 

Téléchargez la transcription (PDF).